Federman hors limites (une lecture de Tristan Hordé)
Il n’est guère
possible de restituer la richesse de ce fort volume (262 pages) qui apprend
beaucoup sur la vie de l’auteur, mais aussi sur la création littéraire. Il faut
rappeler que Federman, à peine dans l’adolescence, a vécu un moment terrible
qui a décidé ensuite de sa vie. En 1942, quand les nazis ont envahi l’appartement
de ses parents à Paris, sa mère l’a enfermé dans une armoire en lui demandant
de rester silencieux ; père, mère et sœurs ont péri dans les camps de
concentration. Origine de l’écriture ? Comme Primo Levi ou Imre Kertész,
Charlotte Delbo ou Simone Veil, tous déportés à Auschwitz, pour Federman
« la question n’est pas de savoir si
l’on doit écrire sur les camps ou non, mais comment écrire l’Innommable
Monstruosité » (p. 132). Toute l’œuvre, d’une certaine manière, tourne
autour d’un moment de silence, et d’une absence : ne restent que de
pauvres images de ces vite disparus, disparus parce que Juifs. Si Federman
semble vivre avec humour aujourd’hui sa judéité, s’amusant de son nom puisque
Federman équivaut en allemand à "homme de plume", il n’oublie pas
qu’il a vécu le rejet :
Humiliation
jaune
ma mère
pleurait
en silence
ce jour d’hiver froid
pendant qu’elle cousait
sur tous nos vêtements
l’humiliation jaune
en silence
ce jour d’hiver froid
pendant qu’elle cousait
sur tous nos vêtements
l’humiliation jaune
puis elle me
dit
les yeux secs maintenant
tandis qu’elle m’aidait
à enfiler mon manteau souillé
pour aller à l’école
laisse pendre ton écharpe
dessus comme ça
personne ne remarquera
les yeux secs maintenant
tandis qu’elle m’aidait
à enfiler mon manteau souillé
pour aller à l’école
laisse pendre ton écharpe
dessus comme ça
personne ne remarquera
Ce poème de Future concentration2,
comme une grande partie de l’œuvre de Federman, s’est construit à partir de la
mémoire du vécu : non pas autobiographie, fortement refusée, mais
tentative toujours recommencée, inachevable, de combler le manque survenu au
moment de l’enfermement dans un placard. Ce qu’il écrit : « finalement, tout ce que j’ai écrit – les
millions de mots que j’ai laissés derrière moi, en anglais, en français, en
charabia – c’était pour remplir le grand silence que ma mère m’avait imposé
(comme on impose une taxe) avec son "Chhhuttt !" »
(p. 131).
Federman change
le rôle du lecteur, qu’il souhaite actif, le poète ne proposant un pré-texte
qui prendra son/ses sens qu’avec la lecture. De là une « dislocation explosive du discours et du
sens » et le fait que l’auteur n’est pas plus responsable du sens du
texte que le lecteur. C’est ce que Federman appelle la Surfiction, qui, selon
lui, permet de « dire n’importe quoi
n’importe comment ». Manière provocatrice de parler de son
travail : la déconstruction du texte implique en effet de « travailler soigneusement la typographie, la
mise en page, comme une mise en scène du texte ». Ou, plus avant dans
cette théorisation d’une pratique : « Le plus important est la liberté donnée à l’auteur d’écrire sous toutes
les formes possibles quitte à ajouter ou pas des éléments incongrus comme des
dessins ou des doodlings [gribouillages]
dans le texte, des listes, des citations et autres documents iconographiques ».
Cette formulation (qui, par ailleurs, pourrait décrire assez précisément les
textes de Maurice Roche) est liée à ce que représente pour lui l’écriture,
« être libéré de tout ce qui me fait
moins que je ne suis, moins que je ne veux être. J’écris pour démolir toutes
les règles qui disent comment il faut écrire » (p. 153, souligné
par moi). Cela ne supprime pas les contraintes, parfois très fortes comme dans La Voix dans le débarras, livre formé de
carrés parfaits de mots pour, même sans les références aux rafles nazies,
restituer le côté claustrophobique recherché. Inventions toujours nouvelles de
formes selon ce qui est dire.
Ce faisant,
Federman se réclame d’une longue tradition. Quand l’auteur « s’interroge sur le comment écrire alors
qu’il est en train d’écrire » (p. 60), il continue selon lui Rabelais,
Cervantès, Sterne, Diderot. Questionner la fiction, c’est aussi ce que font
plusieurs de ses contemporains en Europe et aux États-Unis – dont Samuel
Beckett, à qui Federman a consacré un livre3.
La proximité entre les deux écrivains ne tient évidemment pas à des
ressemblances, quelles qu’elles soient, dans leur écriture, mais à une position
devant les textes. Il y a chez Federman, comme chez Beckett, une manière très
aiguë (à mes yeux pertinente) de lire, ce que montrent les extraits abondants
cités dans l’ouvrage. Ainsi à propos de Beckett :
Voir seulement le côté malheureux,
triste, déprimant, morbide des créatures de Beckett, c’est une façon d’ignorer
la beauté de son art, et surtout d’ignorer la belle géométrie de son travail.
Par géométrie, je veux dire la forme des textes, la structure des récits, la
disposition des éléments de cette fiction, le décor, l’espace dans lequel se
joue l’écriture de Beckett, la complexe simplicité de ses phrases.
C’est-à-dire son langage : Cette rumeur transmissible à l’infinité dans les deux directions, comme il l’a dit lui-même. C’est aussi ignorer ce que montre si bien l’œuvre de Beckett, que le langage est ce qui nous permet d’aller où nous voulons aller, et nous empêche d’y arriver.
(Le Livre de Sam, cité ici p. 168)
C’est-à-dire son langage : Cette rumeur transmissible à l’infinité dans les deux directions, comme il l’a dit lui-même. C’est aussi ignorer ce que montre si bien l’œuvre de Beckett, que le langage est ce qui nous permet d’aller où nous voulons aller, et nous empêche d’y arriver.
(Le Livre de Sam, cité ici p. 168)
Il faudrait
sans doute parler du rapport de Federman au jazz (lui-même joue du saxo alto)
et au théâtre, aux langues aussi : non pas parce qu’il est parfaitement
bilingue (comme Beckett) mais parce qu’il insiste sur la nécessité d’être
bilingue en une seule langue, « d’avoir
une langue mineure à l’intérieur de notre langue » (p. 157), d’être
bègue dans sa langue comme le fut Gherasim Luca ou, pour le dire autrement,
d’empêcher le système d’être homogène.
Voilà une rencontre qui est comme une bouffée d’air frais, où l’auteur ne s’embarrasse pas d’une langue technique pour dire ce qu’est pour lui la relation à l’écriture et à la lecture : profitons-en !
Voilà une rencontre qui est comme une bouffée d’air frais, où l’auteur ne s’embarrasse pas d’une langue technique pour dire ce qu’est pour lui la relation à l’écriture et à la lecture : profitons-en !
Contribution de Tristan Hordé
Federman hors limites, rencontre avec Marie Delvigne, éditions
Argol, 2008, 26€ - sur le site Place des Libraires .
1
A paru également Pierre Bergounioux,
l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, dont Poezibao rendra compte prochainement.
2 aux éditions Le Mot et le Reste (2003), animées par Yves Jolivet (BP 34, 13244 Marseille cedex 01)
3 Le Livre de Sam, ou Des pierres à sucer plein les poches, Al Dante, 2006. Après une thèse de doctorat sur l’œuvre de Beckett, Federman a co-dirigé le Samuel Beckett des " Cahiers de l’Herne", 1976, puis 1985 en Livre de Poche.
2 aux éditions Le Mot et le Reste (2003), animées par Yves Jolivet (BP 34, 13244 Marseille cedex 01)
3 Le Livre de Sam, ou Des pierres à sucer plein les poches, Al Dante, 2006. Après une thèse de doctorat sur l’œuvre de Beckett, Federman a co-dirigé le Samuel Beckett des " Cahiers de l’Herne", 1976, puis 1985 en Livre de Poche.
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