mercredi 31 août 2016

Vanité du portrait en )ma( photographie

Du portrait en (ma) photographie.


« Portrait tiré, visage retiré » Philippe Bonnefis.

Faire des écorchés ?

Saisir un visage, l’un des visages, le fixer comme l’ex-traire d’un trait de lumière.

Il n’y a là rien de définitif. Je pourrais tirer une infinité de portraits de vous que je serais encore dans l’impossibilité de vous dire et d’ailleurs, vous dire ne m’intéresse pas.

Je ne dis donc que l’un de vos visages et dans ce visage que j’ex-trais, vous ne pourriez vous mirer. Même votre miroir ne renvoie pas votre image. Ce n’est qu’une illusion.

Fantasme : photographier la buée qui s’élève dans votre salle d’eau et qui, progressivement, couvre votre image au miroir, d’un voile….Quel voile ?
Photographier cette eau en buée qui enlise vos traits pour souligner l’illusion.
Vous embuer, vous embrouiller, vous flouer, vous rendre flou, fou peut-être, éperdu en un face à face qui se dilue, se délie, se délite.

Fantasme : montrer les deux faces de Janus qui se répondraient.

Fantasme : le portrait nu de mon modèle à modeler , à pétrir si nu que cette nudité même inonde et illumine le visage qui va surgir. Inondation. Flux. Orexis, encore.

Fantasme : dire l’une de vos ombres, voilà, ce que moi, j’aime tenter. Mes photos le disent en angle-mort comme si j’incisais une paroi. Puis je pose et dépose ce visage, cette larve, visage devenu masque en l’exposant. Je vous floue encore.


Qui est le prédateur , la proie dans ce jeu du saisissement ? La question ne m’intéresse pas. Ma frontière est infime et confuse. Le visage est un vertige.

Ce qui m’intéresse alors est l’acte qui n’a rien -non, vraiment rien- d’un jeu.

Une façon de prendre, qui serait
De cesser d’être soi dans l’acte de prendre.

Une façon d’être au monde clair-obscur qui serait
De cesser d’être une autre dans le dire de l’être.
Un souffle de désir de se dire là aussi.

Et créer un espace de vides et de pleins.

Comme un lieu de l’être,


Un lieu d’être ?

Oui, être vouée au vertige….

Marie Delvigne (Juin 2004)
(à la lecture de « Dans le cabinet du docteur Michaux » de P.Bonnefis)


lundi 22 août 2016

Critique de Federman Hors limites

Federman hors limites (une lecture de Tristan Hordé)



Federmann argol Les éditions Argol ont proposé dans la collection Les singuliers, le dernier trimestre de 20081, un livre passionnant consacré à Raymond Federman. Comme les autres volumes de la collection, celui-ci offre une importante anthologie (avec plusieurs inédits) et une masse de documents photographiques ; elles complètent heureusement le dialogue dont Marie Delvigne a choisi de restituer le caractère oral, avec ses hésitations, ses digressions (Federman adore les digressions...), ses faux enchaînements – bref : tout ce qui fait le charme d’un entretien quand les deux interlocuteurs se connaissent très bien.

Il n’est guère possible de restituer la richesse de ce fort volume (262 pages) qui apprend beaucoup sur la vie de l’auteur, mais aussi sur la création littéraire. Il faut rappeler que Federman, à peine dans l’adolescence, a vécu un moment terrible qui a décidé ensuite de sa vie. En 1942, quand les nazis ont envahi l’appartement de ses parents à Paris, sa mère l’a enfermé dans une armoire en lui demandant de rester silencieux ; père, mère et sœurs ont péri dans les camps de concentration. Origine de l’écriture ? Comme Primo Levi ou Imre Kertész, Charlotte Delbo ou Simone Veil, tous déportés à Auschwitz, pour Federman « la question n’est pas de savoir si l’on doit écrire sur les camps ou non, mais comment écrire l’Innommable Monstruosité » (p. 132). Toute l’œuvre, d’une certaine manière, tourne autour d’un moment de silence, et d’une absence : ne restent que de pauvres images de ces vite disparus, disparus parce que Juifs. Si Federman semble vivre avec humour aujourd’hui sa judéité, s’amusant de son nom puisque Federman équivaut en allemand à "homme de plume", il n’oublie pas qu’il a vécu le rejet :

Humiliation jaune

ma mère pleurait
en silence
ce jour d’hiver froid
pendant qu’elle cousait
sur tous nos vêtements
l’humiliation jaune

puis elle me dit
les yeux secs maintenant
tandis qu’elle m’aidait
à enfiler mon manteau souillé
pour aller à l’école
laisse pendre ton écharpe
dessus comme ça
personne ne remarquera

Ce poème de Future concentration2, comme une grande partie de l’œuvre de Federman, s’est construit à partir de la mémoire du vécu : non pas autobiographie, fortement refusée, mais tentative toujours recommencée, inachevable, de combler le manque survenu au moment de l’enfermement dans un placard. Ce qu’il écrit : « finalement, tout ce que j’ai écrit – les millions de mots que j’ai laissés derrière moi, en anglais, en français, en charabia – c’était pour remplir le grand silence que ma mère m’avait imposé (comme on impose une taxe) avec son "Chhhuttt !" » (p. 131).

Federman change le rôle du lecteur, qu’il souhaite actif, le poète ne proposant un pré-texte qui prendra son/ses sens qu’avec la lecture. De là une « dislocation explosive du discours et du sens » et le fait que l’auteur n’est pas plus responsable du sens du texte que le lecteur. C’est ce que Federman appelle la Surfiction, qui, selon lui, permet de « dire n’importe quoi n’importe comment ». Manière provocatrice de parler de son travail : la déconstruction du texte implique en effet de « travailler soigneusement la typographie, la mise en page, comme une mise en scène du texte ». Ou, plus avant dans cette théorisation d’une pratique : « Le plus important est la liberté donnée à l’auteur d’écrire sous toutes les formes possibles quitte à ajouter ou pas des éléments incongrus comme des dessins ou des doodlings [gribouillages] dans le texte, des listes, des citations et autres documents iconographiques ». Cette formulation (qui, par ailleurs, pourrait décrire assez précisément les textes de Maurice Roche) est liée à ce que représente pour lui l’écriture, « être libéré de tout ce qui me fait moins que je ne suis, moins que je ne veux être. J’écris pour démolir toutes les règles qui disent comment il faut écrire » (p. 153, souligné par moi). Cela ne supprime pas les contraintes, parfois très fortes comme dans La Voix dans le débarras, livre formé de carrés parfaits de mots pour, même sans les références aux rafles nazies, restituer le côté claustrophobique recherché. Inventions toujours nouvelles de formes selon ce qui est dire.

Ce faisant, Federman se réclame d’une longue tradition. Quand l’auteur « s’interroge sur le comment écrire alors qu’il est en train d’écrire » (p. 60), il continue selon lui Rabelais, Cervantès, Sterne, Diderot. Questionner la fiction, c’est aussi ce que font plusieurs de ses contemporains en Europe et aux États-Unis – dont Samuel Beckett, à qui Federman a consacré un livre3. La proximité entre les deux écrivains ne tient évidemment pas à des ressemblances, quelles qu’elles soient, dans leur écriture, mais à une position devant les textes. Il y a chez Federman, comme chez Beckett, une manière très aiguë (à mes yeux pertinente) de lire, ce que montrent les extraits abondants cités dans l’ouvrage. Ainsi à propos de Beckett :

Voir seulement le côté malheureux, triste, déprimant, morbide des créatures de Beckett, c’est une façon d’ignorer la beauté de son art, et surtout d’ignorer la belle géométrie de son travail. Par géométrie, je veux dire la forme des textes, la structure des récits, la disposition des éléments de cette fiction, le décor, l’espace dans lequel se joue l’écriture de Beckett, la complexe simplicité de ses phrases.
C’est-à-dire son langage : Cette rumeur transmissible à l’infinité dans les deux directions, comme il l’a dit lui-même. C’est aussi ignorer ce que montre si bien l’œuvre de Beckett, que le langage est ce qui nous permet d’aller où nous voulons aller, et nous empêche d’y arriver.
(Le Livre de Sam, cité ici p. 168)

Il faudrait sans doute parler du rapport de Federman au jazz (lui-même joue du saxo alto) et au théâtre, aux langues aussi : non pas parce qu’il est parfaitement bilingue (comme Beckett) mais parce qu’il insiste sur la nécessité d’être bilingue en une seule langue, « d’avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue » (p. 157), d’être bègue dans sa langue comme le fut Gherasim Luca ou, pour le dire autrement, d’empêcher le système d’être homogène.
Voilà une rencontre qui est comme une bouffée d’air frais, où l’auteur ne s’embarrasse pas d’une langue technique pour dire ce qu’est pour lui la relation à l’écriture et à la lecture : profitons-en !


Contribution de Tristan Hordé

Federman hors limites, rencontre avec Marie Delvigne, éditions Argol, 2008, 26€ - sur le site Place des Libraires .



1 A paru également Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, dont Poezibao rendra compte prochainement.
2 aux éditions Le Mot et le Reste (2003), animées par Yves Jolivet (BP 34, 13244 Marseille cedex 01)
3 Le Livre de Sam, ou Des pierres à sucer plein les poches, Al Dante, 2006. Après une thèse de doctorat sur l’œuvre de Beckett, Federman a co-dirigé le Samuel Beckett des " Cahiers de l’Herne", 1976, puis 1985 en Livre de Poche.

lundi 1 août 2016

Une Critique de "La Fille Qui..." par O.d'Harnois

LA FILLE QUI… : Corpus à vif

In: Chroniques littéraires

On: 3 septembre 2015

♥️♥️♥️

Poésie

Marie Delvigne

Paru en juillet 2015 aux éditions Les Contemporains favoris, Collection Oeuvres complètes, 36 pages
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Marie Delvigne, La fille qui… © Editions Les Contemporains favoris, Collection Oeuvres complètes, 2015
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SI VOUS AIMEZ les puzzles et les jeux de construction, si vous aimez la littérature quand les mots se mettent à danser pour exorciser d’anciennes souffrances, si vous aimez la poésie expérimentale pourvu qu’elle se mêle d’ouvrir de nouvelles routes vers la compréhension intime de l’être, alors vous aimerez sans doute La fille qui… de Marie Delvigne.
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Photo : Marie Delvigne
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LE RÉSUMÉ

Fille du post-trauma, la fille qui… é-cri(e)t pour rassembler un corps par la vertu d’une langue scénographe, une écriture qui se déploie voire se décri(e)t elle-même en jeux d’hybridations. Comment un langage constitue-t-il ou défait-il la réalité ? Comme le lombric, il absorbe la terre et la restitue rythmiquement en petites traces digérées. La bouche peut-elle avaler et restituer la réalité ? Cela paraît dans cette écriture où se mêlent les cris et le silence. Si la fille qui… répète son lamento c’est parce que le vide, pour elle, est bien trop vertigineux. Traversée en écho par les douleurs du monde, la peau ici est sanguine et douloureuse, et la cruauté « une idea d’écriture ».
Source : Les Contemporains favoris

L’AVIS DE LECTURES AU COEUR   ♥️♥️♥️

Le corps, la peau, le langage. L’être et le texte, éclatés, déchirés, en souffrance. Les mots sont le miroir de l’âme et sur la page, «la fille qui…» se croque, se cherche, se recroqueville, se dessine, floue, si floue, désunie. Elle s’accroche aux mots qui fusent, qui claquent, qui éclatent dans l’énoncé contraint des souvenirs. Elle se coule toute entière dans l’écriture, elle se drape dans le texte comme si le tissu littéraire devait lui servir de seconde peau. Frappée, humiliée, fracassée, la fille qui écrit ne raconte pas : elle est-cri. Tout son être se rassemble autour de l’expression poétique, façonnée, domptée, maîtrisée, de la souffrance et des cris qui n’ont jamais pu être poussés. 
Corpus à vif qui mime la dissolution de l’être, La fille qui … de Marie Delvigne maltraite le style, disloque le langage pour approcher au plus près de la vérité post-traumatique. Poésie expérimentale au carrefour de la littérature et de la psychanalyse, ce recueil intense de trente-six pages joue sur la déconstruction du verbe pour creuser les apparences et fouiller toutes les couches du sens, de la plus évidente à la plus secrète. Jeux d’esprit sur la phonétique des mots, lapsus, fautes d’orthographe intentionnelles (« je me mort »), parenthèses, majuscules, abréviations, caractères en italique, symboles mathématiques ponctuent, soulignent, nourrissent et torturent le texte, le maintiennent en équilibre au bord de l’anéantissement, de l’immersion dans les eaux mortelles de la page blanche et du silence. Divisé en trois modules, dont la couleur scientifique trahit le besoin de maîtriser l’horreur du traumatisme, La fille qui… pointe le désir vital de la mue et la nécessité de changer de peau pour renaître. Envisagée comme un moyen de trouver l’apaisement, l’écriture, d’un journal, de lettres, d’un poème, avec des mots « en forme de lombrics de poésie » doit permettre de fertiliser le passé et de le muer en art. Une manière pour la fille qui « n’a plus la force de se battre [contre, pour?] » de se réconcilier un peu avec elle-même.
Puissante, incisive, tumultueuse, la poésie de Marie Delvigne brûle le coeur. Et son cri longtemps résonne au plus profond de nous.
O.d’Harnois